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La Provence : Quelle est la première image qui vous revient à l’esprit lorsqu’on vous parle du 26 mai 1993 ?
Bernard Tapie : Je revois des gens heureux, tout simplement. Comment peut-on oublier que ce soir-là, au coup de sifflet final, et dans le quart d’heure qui a suivi, plus de la moitié de la ville de Marseille est descendue dans la rue ? Cette image de plaisir partagé est rare. Il est très compliqué d’arriver à rendre heureux des millions de personnes en même temps.
Vous souvenez-vous de votre réaction au moment du but de Basile Boli ?
B.T. : Je me suis retourné vers ma femme qui était derrière moi. On s’est embrassé, on était heureux. À la fin du match, c’est à Michel Platini, qui était à côté, que j’ai parlé en premier. On s’est serré dans les bras, il m’a dit : "Voilà, tu es le premier !"
Avec quels joueurs avez-vous gardé des relations ?
B.T. : Je les revois tous dès que l’occasion se présente, mais c’est avec Basile Boli que j’ai le plus d’affinités. Je l’aime beaucoup, c’est une très belle personne. Il a des qualités humaines à tout point de vue. En plus, il sait tout ce qui s’est passé, y compris dans une triste affaire... Il sait que je n’y suis pour rien du tout et que ça ne s’est pas déroulé comme on l’a raconté. D’ailleurs, c’est peut-être la raison pour laquelle nous avons gardé des rapports si chaleureux et si cordiaux. Cela renforce notre profonde amitié. S’il a besoin de moi, je suis là, et inversement.
Didier Deschamps fait souvent référence à ce qu’il a appris sous vos ordres. Il a la culture de la gagne...
B.T. : Quand je l’ai pris la première année, il ne s’est pas montré au niveau. Je l’ai prêté un an (à Bordeaux, en 1990-91, ndlr). À la fin de la saison, j’ai souhaité le transférer définitivement, mais il n’a pas voulu. Je lui ai dit qu’il risquait d’être sur le banc. Il a répondu : "Ça ne fait rien ! Comme je sais que vous voulez gagner, je prends le risque. Si je suis meilleur que les autres, vous me mettrez titulaire." J’adore les mecs comme ça, qui veulent me prouver que j’ai tort. J’ai compris qu’il était le capitaine qu’il me fallait. Il faut mettre les joueurs dans une configuration qui leur donne envie de vous montrer que vous vous trompez. C’est la plus belle des motivations.
Au moment où il y avait peu de gens pour le faire, Didier a fait preuve d’une grande reconnaissance en disant, au soir du 12 juillet 1998 : "Cette coupe du monde, c’est Bernard Tapie qui nous l’a fait gagner." Il était encore en sueur... Il voulait dire que l’essentiel des joueurs de cette équipe de France étaient passés par Marseille et avaient la culture de l’OM de l’époque. Pierre de Coubertin disait : "L’important, c’est de participer." Mais moi, je dis que lorsqu’on s’inscrit dans une compétition, le plaisir est total quand on la gagne.
Un homme a été très important dans la conquête de cette Ligue des champions, c’est Raymond Goethals...
B.T. : Sans lui, nous ne l’aurions pas gagnée ! Je pense énormément à lui. Il avait un tel humour, il était incroyable. C’était un complice intégral, on se parlait sans arrêt. Les joueurs ne savaient pas que nous étions si proches. Je l’adorais. C’était un bonheur d’être avec ce bonhomme-là. On lui doit la victoire.
Je me souviens bien du moment où Boli s’est blessé pendant la finale. Il hurlait de douleur. Il restait peu de temps avant la mi-temps. J’étais dans la tribune, avec mon talkie-walkie, et j’ai lancé à Bernès : "Dis à Goethals que je ne veux pas qu’il sorte !" À ce moment-là, Völler est venu vers le banc en demandant le remplacement. Et là, Raymond lui a répondu, en parlant de moi : "Mais l’autre con, il veut pas qu’on le change hein !" Je l’ai entendu dans le talkie-walkie (rires). Quelques minutes plus tard, Boli a marqué le but de la tête... J’étais convaincu que sa douleur n’était pas feinte, il souffrait, mais il n’y avait pas de blessure. Comme il voyait que nous étions dominés, dans son inconscient, il avait sauté là-dessus pour ne pas revivre la défaite de Bari, deux ans plus tôt. C’était tout un contexte psychologique.
Dans le camp d’en face, il y avait aussi un certain Jean-Pierre Papin que vous aviez vendu au Milan AC un an plus tôt...
B.T. : C’est moi qui l’ai consolé. Je lui ai dit dans l’oreille : "Tu pleures d’avoir perdu, mais si tu avais dû la gagner, ce ne pouvait être qu’avec l’OM." L’air de rien, cette victoire, c’était aussi un peu grâce à lui. Comme Mozer ou Waddle, il a participé à la construction de cette équipe qui a remporté la coupe d’Europe des clubs champions. Nous aurions pu la gagner deux ans, et même trois ans avant, s’il n’y avait pas eu la main de Vata. Nous avions la meilleure équipe du monde à l’époque. En finale, nous aurions écrasé Milan...
Comment expliquez-vous qu’aucun club français n’ait remporté cette compétition depuis ce titre de 1993 ?
B.T. : Je pense qu’il y a eu des erreurs d’appréciation. Je suis certain que si, au lieu de vendre tous leurs meilleurs joueurs, les Lyonnais avaient eu un poil de patience, ils pouvaient constituer la meilleure équipe d’Europe. Au moment où il y avait Essien, Abidal, Juninho... Ils les auraient d’ailleurs vendus plus cher ensuite. Après l’élimination du PSG contre le Barça (en quart de finale, le 10 avril dernier, ndlr), Nasser Al-Khelaïfi a dit : "On la gagnera dans les cinq ans." C’est courageux. Maintenant, vu l’engagement qu’il a pris, il faut qu’il s’y tienne. Mais ils ont envie, ça se voit. Je vois néanmoins un risque, c’est qu’il n’y a qu’un ou deux Français. Le reste de l’équipe est composé de joueurs de nationalités différentes. Or, quand on regarde les clubs de football en Allemagne, en Italie ou en Espagne, les trois quarts des joueurs sont de la nationalité du pays et formés à la culture footballistique locale, apprise dans les centres de formation. Si j’étais au PSG, comme je l’ai fait à l’époque, je prendrais l’essentiel de l’équipe de France, qui est de très bon niveau, avec Benzema et Ribéry notamment, et un des meilleurs footballeurs mondiaux par ligne. Tu ne dois recruter un étranger que s’il n’y a pas meilleur en France.
Demain, cela fera déjà vingt ans que l'OM a remporté la Ligue des champions. Quand on vous le dit, vous y croyez ?
B.T. : Oh non ! Il n'y a que lorsque je me regarde dans la glace et que je revois les photos de l'époque que je me rends compte que c'est vrai (rires). Ça passe tellement vite...
Vous serez présent pour la célébration de ce 20e anniversaire au stade Vélodrome. Depuis quand ne vous y êtes-vous plus rendu ?
B.T. : Ça remonte à l'époque où Robert Louis-Dreyfus m'avait demandé de revenir faire une pige de quelques mois (en tant que directeur sportif, entre 2001 et 2002, ndlr). Je n'y suis pas retourné. Vous m'imaginez venir au stade Vélodrome sans y avoir été convié par les dirigeants du moment ? Je ne m'invite pas tout seul... Et personne ne l'avait fait depuis. Je note qu'il a fallu que ce soit Vincent Labrune, dont on disait sans arrêt que nous étions en conflit, ce qui n'est pas vrai, qui le fasse.
Le retour triomphal, le lendemain de la victoire à Munich, fait partie des plus beaux moments que vous ayez vécus dans cette enceinte ?
B.T. : Ah oui ! Cette journée-là a été extraordinaire. Nous venions de Marignane. Tout le long du chemin, sur plus de vingt kilomètres, il y avait des gens, sur deux ou trois rangées, avec des drapeaux, des casquettes... Là, tu te dis : "Je n'ai pas vécu pour rien !"Procurer autant de bonheur à un si grand nombre de personnes, ça vaut le coup d'avoir souffert. Ceux qui viennent au stade, ce sont des mordus, des amoureux, des passionnés, ils connaissent toute l'histoire du club. Mais, là, je découvrais une relation avec des gens qui ne nous avaient jamais fait savoir que nous étions capables de susciter chez eux une telle joie. Au coup de sifflet final, le soir-même, quand on a gagné, des dizaines de milliers de personnes sont sorties de chez elles à Marseille, y compris des gens qui ne nous avaient jamais suivis.
C’était incroyable ! Je me suis fait engueuler parce nous avions descendu la Canebière et non les Champs-Élysées, comme l’avaient fait jusqu’alors les équipes qui étaient arrivées en finale (comme Saint-Étienne, en 1976, ndlr). Mais cette histoire appartenait aux Marseillais. Quand nous sommes entrés sur la pelouse du stade Vélodrome, c’était fabuleux.
Trois jours plus tard, il y a eu la cerise sur le gâteau avec notre succès contre le PSG (3-1). Nous n’avions pas dormi. Au début du match, les Parisiens nous avaient baladés. Ils ont ouvert le score et là, d’un coup, tout a changé. On les a mangés tout cru, on leur a marché dessus. Il y a eu ce but venu d’un autre monde de Boli... Toute l’histoire de l’OM se concentre sur ces deux matches. Quels beaux souvenirs !
On vous reparle souvent de ces trois jours-là ?
B.T. : Sans arrêt ! Mais les amoureux du cyclisme et du Tour de France me parlent aussi beaucoup de l’Alpe d’Huez, avec Bernard Hinault et Greg Lemond qui terminent main dans la main. Je me souviens aussi du record de l’Atlantique réussi avec Phocéa. J’ai eu la chance de connaître de vrais moments de bonheur et de plaisir.
Cette fête, demain soir pour les 20 ans, s'annonce également chargée en émotions...
B.T. : Ça va être terrible. Je vais retrouver mes joueurs, il y en a que je n'ai pas revus depuis longtemps. Et puis, symboliquement, c'est génial. Ma fille (Sophie, qui chantera le célèbre "We are the champions" de Queen, ndlr) avait quatre ans à l'époque. Elle ne voulait rater aucun match et venait tout le temps au stade Vélodrome. Dans la loge, elle était à hauteur de mes genoux. C'est une belle histoire, je vais avoir des frissons.
Chez les supporters, on sent toujours une certaine nostalgie par rapport aux années 90. Comment l'expliquez-vous ?
B.T. : Nous avons passé sept ans ensemble, avec des événements énormes. Nous avons gagné une coupe d'Europe, nous sommes allés en finale, en demi-finale. Nous avons remporté cinq titres de champion, une coupe de France. Comment ne pas garder tout ça en mémoire ? Même les jeunes qui n'ont pas connu ces moments ont l'impression de les avoir vécus, par l'intermédiaire de leurs parents, des images TV...
Quand je suis arrivé au club, énormément de gens me parlaient de Skoblar, de Magnusson, des Minots... Il y a eu des moments de gloire à chaque période de l'OM. Il faut s'en souvenir, sans pour autant rejeter le présent. Une histoire s'écrit comme ça. Il ne faut pas renier son passé quand il est brillant. C'est cette période qui a permis à l'OM de conserver, vingt ans après, une telle notoriété dans le monde. Quand je vais en Italie, on m'appelle "Tapie de l'Olympique " ! Beaucoup de joueurs étrangers sont venus. Les Allofs, Förster, Völler, Waddle, Steven... Ils ont transporté notre image à l'extérieur.
La passion perdure aussi grâce à une équipe qui a été magnifique, avec Rolland Courbis (finaliste de la coupe UEFA en 1999, ndlr). Il y avait de beaux joueurs. Et puis, l'air de rien, dans un registre différent parce que ce n'est pas la même époque, l'OM est aujourd'hui 2e du championnat de France.
Justement, comment jugez-vous la saison des Olympiens ?
B.T. : L'équipe est managée de main de maître pour arriver à compenser le manque de certaines individualités par une cohésion, un caractère et une organisation. Dans le football, l'assemblage de stars, aussi bonnes soient-elles, ne fait pas une équipe. Il faut aussi souligner que l'OM sera l'un des seuls clubs qui n'aura pas de déficit cette année.
En tant qu'ancien président, vainqueur de la Ligue des champions, quel regard portez-vous sur Vincent Labrune ?
B.T. : Je n'ai pas à juger son travail, mais je me fie à ce que je vois de l'extérieur, qui est incompatible avec le hasard : ils sont 2es derrière le Paris SG, en ayant réussi à faire en sorte que le club ne soit pas en déficit, et en garantissant, par conséquent, sa pérennité. Les résultats financiers sont un paramètre essentiel.
Dans l'effectif actuel, y a-t-il des joueurs qui vous plaisent ?
B.T. : Il ne faut pas faire de particularité parce que c'est malvenu. Mais si je devais en ressortir un à part Steve Mandanda qui est exceptionnel et me rappelle Joseph-Antoine Bell, je dirais Nicolas Nkoulou. C'est un très grand joueur.
André Ayew vous rappelle-t-il son père, Abedi Pelé ?
B.T. : Pas du tout. Pour moi, Pelé est le technicien le plus exceptionnel que j'ai eu. Même devant Enzo Francescoli. Son fils est talentueux, évidemment, mais il est plus besogneux. J'ai un souvenir incroyable concernant Abedi. Avant la finale, je lui avais demandé d'être au marquage de Paolo Maldini. Il m'avait répondu : "Président, vous ne pouvez pas me faire ça, je ne suis pas défenseur". Je lui ai alors dit : "Et lui, il n'est pas attaquant, et pourtant, il attaque. Donc, tu vas te débarrasser de ce problème, et comme tu es plus vif que lui, quand tu auras la balle, tu vas l'empêcher de monter". C'est la seule fois où on lui a assigné une tâche défensive. Il a parfaitement rempli sa mission.
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