«Le Voyou de la République» : c'est ainsi que, en une de Marianne cette semaine, Nicolas Sarkozy est qualifié. Parce qu'en annonçant qu'il voulait instituer une nationalité française à deux vitesses, le président de la République a trahi sa fonction. En jouant avec des concepts dangereux par simple calcul politique, il se comporte en voyou. C'est ce qu'explique Maurice Szafran dans son édito, qu'il a voulu adresser à Simone Veil, comme une supplique.
Citation:
Chère Simone,
Si je me permets de vous interpeller d’un ton (presque) familier, c’est que nous nous connaissons depuis fort longtemps. Depuis ce jour de 1978, trente-deux ans déjà, où, les larmes aux yeux, vibrante d’émotion et de douleur, vous vous faisiez un devoir de répondre aux questions que le journaliste débutant que j’étais osait à peine formuler après cette interview dans l’Express de Louis Darquier de Pellepoix, ex-commissaire aux Affaire juives sous Vichy, ânonnant qu’« à Auschwitz, on n’avait gazé que des poux ». Le négationnisme cherchait à pénétrer la société française et, en quelques rappels, précédant l’historien Pierre Vidal-Naquet, vous aviez mis le holà. Comme vous avez toujours su le faire quand l’exigent l’histoire et la morale.
Jeune magistrate, contre votre milieu professionnel et social, vous aviez pris la défense des militantes du FLN, humiliées, martyrisées dans nos prisons aux pires heures de la guerre d’Algérie. Pour ce courage, pour cette bravoure, elles vous admirent et vous aiment jusqu’à ce jour. Ministre du président Giscard d’Estaing, vous aviez su résister à la horde haineuse des députés conservateurs qui n’avaient pas hésité à vous nazifier parce que vous défendiez la loi sur l’interruption volontaire de grossesse, donc la cause des femmes. Il serait aisé de multiplier les exemples quand, au moment crucial, à l’instant où votre voix portait l’espoir, les idéaux des républicains et des démocrates, vous avez su dire non. Dans ces circonstances, vous n’étiez ni de droite ni de gauche, ni déportée, ni ministre, ni juive, ni femme ; vous étiez Simone Veil, l’honneur de notre Europe de l’après-Shoah. Cette Europe de nos espérances, et des vôtres, vous qui, dès la Libération, à peine sortie d’Auschwitz, estimiez essentielle la réconciliation franco-allemande. Vous étiez indomptable et d’une éclatante lucidité.
Or, depuis le récent discours de Nicolas Sarkozy exigeant une remise en cause de notre droit de la nationalité pour instaurer deux catégories de Français, pour ruiner le principe d’égalité devant la loi, pour élaborer un monstre juridique et éthique (la nationalité conditionnelle de Français d’origine étrangère), vous demeurez silencieuse alors que des millions de Français – et nous en sommes – guettent un mot de vous, une parole qui, nous le savons tous, interdirait sans doute au chef de l’Etat d’aller plus avant dans son projet, non pas seulement démagogique, mais crapuleux au sens littéral du mot.
Nous savons l’amitié personnelle que vous portez à Nicolas Sarkozy. Nous avons compris qu’en raison de ce lien vous répugnez à le mettre en difficulté, et nous pouvons l’entendre. Mais dans le contexte présent ? Quand vos convictions les plus précieuses sont à l’évidence bafouées ? Quand le président de la République manie avec cynisme les arguties de l’extrême droite des années 30 ? Comment persister dans ce mutisme si troublant ?
Vous avez parfois reproché à Marianne ce que vous appeliez notre « antisarkozysme primaire ». Je me permettais alors de vous faire remarquer que jamais nous ne nous étions prêtés au jeu détestable de la « fascisation », que nous ne doutions pas des penchants démocratiques de Nicolas Sarkozy, que nous lui reconnaissions un talent rare, que nous pouvions approuver certains aspects de sa démarche sécuritaire. Je me souviens aussi vous avoir téléphoné pour vous faire part de mon désarroi quand le candidat avait annoncé la création d’un ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale. Ce « couplage » me semblait indigne, déjà, car le message délivré aux citoyens « de souche » ne laissait pas place au moindre doute : si notre identité nationale est défaillante, mal en point, c’est, d’abord et avant tout, la faute aux immigrés. J’avais compris ce jour-là que, pour conquérir le pouvoir et, demain, pour s’y maintenir, Nicolas Sarkozy était capable de bassesses politiques et morales. J’avais toutefois l’espoir qu’une intervention ferme de votre part le ferait renoncer à cette ignominie. Je savais, bien sûr, que cette « nouveauté » vous retournait l’âme et l’esprit. Et je puis confirmer à nos lecteurs que le président a su votre réprobation. Il n’en a pas tenu compte, mais au moins avez-vous défendu, comme à l’accoutumée, les principes cardinaux de notre vivre ensemble.
Voilà quelques-unes des raisons, chère Simone, pour lesquelles vous ne pouvez pas, dans un moment politique aussi essentiel, nous abandonner. Nous éprouvons le besoin pressant d’entendre, de votre voix, une censure sans détour : oui, Nicolas Sarkozy renie nos engagements les plus élémentaires. Il vous est interdit de vous résigner à ce que le président de la République, votre ami, s’égare à ce point, qu’il joue, par calcul électoral, avec des idées, des concepts, des méthodes mortifères qui auraient provoqué la rage de tant de vos camarades disparus.
Si nous avons osé ce titre, « Le voyou de la République », c’est que nous sommes convaincus que Nicolas Sarkozy ne croit pas à ses récentes propositions. Il s’y est résolu, persuadé que c’est un passage obligé pour remporter l’élection présidentielle de 2012. La victoire à tout prix, qu’elles qu’en soient les conséquences.
C’est ainsi, chère Simone, que raisonnent les caïds des cités.