Comme d'habitude, ce 5 juin, Chantal (1) avait validé sa commande sur Internet. Avec son arthrose, impossible de faire ses courses elle-même au supermarché, "je ne pourrais pas porter mes sacs", avoue cette femme de 55 ans qui vit de l'allocation adulte handicapé. Alors deux fois par mois, depuis près de deux ans, elle fait appel à ooshop.com, le service de livraison à domicile de Carrefour. Le jour dit, le livreur est là : mais un groupe cagoulé et lourdement armé l'entoure, le force à ouvrir son camion. La bande ne le laissera filer que lorsqu'elle découvrira qu'il transporte seulement des denrées alimentaires.
Petit détail : Chantal vit depuis quatre ans à Campagne-Lévêque, bâtiment 23. Le coeur du trafic de drogue dans cette vaste cité de Saint-Louis (15e). "Ce jour-là, je n'ai pas été livrée et depuis, Carrefour refuse de revenir", déplore cette Marseillaise qui a l'impression d'être frappée par une "triple peine." Handicapée, contrainte de vivre dans un climat de violence et de non-droit, et désormais... interdite de livraison. Car c'est vrai : Carrefour quoique très embarrassé, le confirme."Jusqu'à nouvel ordre, nous n'allons plus à Campagne-Lévêque, explique la communication du groupe. La sécurité de nos livreurs n'y est plus assurée." L'enseigne assure pourtant que le cas de Chantal est "absolument isolé" et que l'enseigne "intervient sans aucune restriction" dans les quartiers sensibles de Marseille. Sauf donc à Campagne Lévêque. Début juin encore, c'est un livreur de Darty qui se faisait braquer pour un lave-linge à la Solidarité (15e). "Ce n'était pas une première, indique Alain Zagaroli, directeur général de Darty Provence Méditerranée. Mais nous avons choisi de maintenir le service, de ne pas isoler des clients : simplement, nous cherchons des solutions au cas par cas avec eux", précise-t-il.
Mais la question se pose : les habitants des cités les plus dures de la ville sont-ils encore des citoyens comme les autres ? Eddy, livreur à Marseille pour une grande marque d'électroménager, n'hésite pas, lui, à le dire : "C'est triste, mais non. On ne va pas partout. Quand on voit le bon de commande, on ne va pas prendre de risque pour un salaire de mille balles."Mourad, salarié à la Castellane, autre grande cité sous le contrôle des dealers, l'affirme : "Depuis 3-4 ans, il y a des enseignes qui ne viennent plus du tout. D'autres refusent d'entrer dans la cité, comme Darty : si vous voulez être livré, il faut que vous alliez à l'entrée de la cité attendre le livreur, qui ne viendra jusqu'à votre immeuble que sous votre escorte !"A Campagne-Lévêque, Auchan accepterait encore de livrer,"mais seulement en fin de tournée, pour que le camion soit quasi vide" au moment de pénétrer dans la cité. Des plaintes ont été déposées auprès des bailleurs sociaux, par des voisins excédés, se sentant victimes de discrimination à la vente. Mais la plupart des gens, "honteux", tels Fatima, se taisent : habitante depuis quinze ans de la Castellane, elle voit son adresse comme "un bandeau avec écrit danger. Il y a cette mauvaise réputation, on n'y échappe pas, même quand on veut se faire livrer un clic-clac !" Or, souvent, dans ces grands ensembles paupérisés, les habitants ne disposent justement pas de voiture pour transporter un meuble encombrant.
"On ne peut pas en vouloir aux livreurs,insiste ce travailleur social, le danger est bien réel pour eux de se faire braquer. Ils ne sont pas les seuls : les professions médicales, les élus, et même les pompiers doivent montrer patte blanche pour entrer dans nos cités." Maire des 15e et 16e arrondissements, Samia Ghali est abasourdie : "Je ne savais pas que pour les livreurs, le problème en était là ! C'est terrible, la vie des gens des cités est rythmée par le trafic de drogue, le bon vouloir des dealers."Et leurs horaires, aussi : facteur à Sainte-Marthe, Roger reconnaît qu'il n'entre dans une cité du 14e arr. "que tôt le matin, quand les dealers dorment encore. À midi, c'est déjà une autre faune..." Rudy, manager de la société "Sur un plateau" le dit également, "depuis trois ou quatre ans, nos livreurs ont eu tant de soucis qu'il y a des endroits où on ne va plus. À La Cravache ou à La Sauvagère, dans les quartiers Sud, ils se sont fait voler le scooter, des bijoux... Ils n'avaient plus d'argent sur eux depuis déjà longtemps, mais ça n'a pas suffi. Sympa l'ambiance, hein..."Chez Pasta Pizza, une petite société de livraison implantée dans les quartiers Nord, on s'accroche : "On va encore à peu près partout, mais il y a des endroits où on sera deux fois plus vigilants. On va rappeler pour confirmer la commande, systématiquement. À la longue, on apprend à détecter le mauvais client, le sale plan, à l'oreille", assure la patronne.
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